Grâce à un éclat d’or

L’aventure commence un pluvieux après-midi de novembre, dans une salle des ventes de province. Parmi les tristes lambeaux de plusieurs successions, on propose à la vente un lot de quatre gravures anglaises présentées dans des cadres ternis, d’un sinistre marron foncé. Les verres sont si sales qu’on ne voit même pas le sujet des gravures.

J’aurais laissé passer sans y prêter attention ces pièces encadrées vendues sans référence, si le commissionnaire qui les apportait n’avait pas été maladroit. Soudain, il heurte l’un des cadres et le raye. Mon regard est alors attiré par un reflet brillant, qui miroite sous les néons. Il ne m’en faut pas plus. Seule une dorure à la feuille d’or fin de grande qualité peut produire un tel éclat. Je sais que sous la couche de poussière accumulée par des années passées au fond d’un grenier se cache peut-être une merveille. Je ne suis pas seule à avoir remarqué l’éclat de l’or caché sous la crasse et je bataille ferme pour remporter les enchères.

feuille d'or

Finalement, je quitte la salle des ventes ravie et excitée, ployant sous le poids de mes acquisitions.

Maintenant, c’est l’épreuve de vérité : je me rends à l’atelier des restauration de notre galerie pour connaître le verdict.

–      Alors, que m’apportez-vous aujourd’hui ?

Le regard de notre restaurateur est dubitatif. Il n’arrive pas, visiblement, à dépasser la poussière et la saleté de ces gravures.

Armée d’une tenaille et d’un stylet, il retire les clous, mets à nu la vitre et la nettoie,  retire le papier  brulé par le temps qu’on avait mis au dos des encadrements.

–      Et bien, il semblerait que vous ne vous soyez pas trompée, admet-il du bout des lèvres.

gravure XVIIIème anglaise gadding moralist

Quatre subtils et délicats exemples du travail de John Raphaël Smith, le maître anglais incontesté de la manière noire au XVIIIème siècle viennent d’apparaître à nos yeux. Ce sont, fait encore plus rare, des tirages couleurs, réalisés à partir d’une seule planche de cuivre pour toutes les zones de couleur. La matière colorée est délicatement réalisée teinte par teinte par le graveur, comme s’il peignait un tableau. Nous nous trouvons en face du luxe absolu dans le domaine de la gravure, la manière noire en couleur. Ce n’est pas étonnant que l’on ne puisse pas faire plus de trente tirages par plaque !

Après un moment de recueillement passé à caresser le papier et à imaginer les membres de la gentry qui ont comme moi admiré ces œuvres, je repense à l’éclat d’or et demande au restaurateur d’inspecter les cadres.

Au premier abord, il paraît impossible de penser que ce sont là des pièces dignes des œuvres de J.R.Smith. Certes, le travail de stuc est très délicat, mais que la couche marronnasse qui les recouvre est terne et sombre !

–      Encore de beaux encadrements abîmés irrémediablement par la bronzine[1], grommelle le restaurateur. Nous allons vite être fixés.

Délicatement, il pose sur une petite surface du cadre un tampon de fine ouate imbibée d’un solvant doux. Je traverse un instant d’exquise angoisse et d’appréhension.

gravures anglaise XVIIIème JR Smith

Le coton s’imprègne lentement de brun sale. Je retiens ma respiration pendant que le restaurateur le soulève : une superbe et riche couleur dorée apparait maintenant à l’endroit nettoyé. Mis à part les inévitables manques dans les angles et les bords extérieurs, la dorure est intacte !

–      C’est de plus en plus rare, de trouver des œuvres qui sont restée dans l’état où elles étaient lors de leur réalisation, commente le restaurateur. Laissez-les ici, et reprenez-les dans un mois, le temps de terminer la restauration.

Il se permet de sourire.

– Et aussi le temps d’en profiter un peu avant de vous les rendre !

[1] bronzine: vernis doré utilisé au XIXème siècle pour raviver la dorure à la feuille d’or.  Pratiquement irreversible, il prend avec le temps une teinte marron noirâtre sinistre. Seul un décapant très fort peut en venir à bout, mais l’opération détruit la délicate dorure masquée par la bronzine.